Par où aborder l’œuvre immense de Marc
Chagall (1887-1985)? La Bible en est certainement une porte d’entrée,
puisque le peintre n’a cessé d’y puiser son inspiration, dans une perspective
éminemment messianique. L’exil et la mémoire de ses jeunes années à Vitebsk
(Bielorussie) pourrait en être une autre, vu le nombre de tableaux qui s’y
réfèrent. Il y aurait aussi la musique : Chagall s’est souvent plu à
représenter des musiciens et des thèmes opératiques ; ce qui lui vaudra,
en 1964, d’assurer la décoration du plafond de l’Opéra de Paris. On pourrait
encore interroger la présence récurrente du couple dans ses œuvres. Ou celle de
l’animal – particulièrement des oiseaux.
Mais tout cela ne vaut que
par sa palette vive et audacieuse. Chagall est de ceux qui osent tous les
rapprochements chromatiques : du bleu avec du vert, du rouge avec du rose,
du jaune citron avec du jaune orangé. Nul n’est moins réaliste que lui. Il se
laisse guider par sa fantaisie du moment, entièrement immergé dans sa création.
Un tableau de Chagall, ce sont des personnages en aplat, comme en apesanteur,
de différentes échelles de grandeur dans l’espace de la toile qu’ils partagent
souvent avec des figures animalières. La couleur donne l’ambiance de la scène,
joyeuse ou tragique à l’amble des tons employés. Un symbolisme personnel,
mâtiné d’onirisme, se dégage aussitôt de ses tableaux, porté par un style
reconnaissable entre tous. Et le tout ne cesse d’enchanter nos regards.
Tout comme Picasso, Chagall a
embrassé de nombreux supports au cours de sa longue vie créatrice, jouant avec
les formes et les matériaux. L’illustration, bien sûr, mais aussi la sculpture,
le vitrail et la céramique. Dans ces conditions il était urgent d’organiser
dans notre région une exposition qui résume et éclaire les divers aspects de
son art. C’est chose faite depuis le 1er novembre dernier à l’hôtel
de Caumont. Remarquable, cette exposition l’est à plus d’un égard. D’abord
parce qu’elle bénéficie du commissariat d’Ambre
Gauthier et de Meret Meyer qui
sont certainement, à l’heure actuelle, deux des meilleures spécialistes de
Chagall. Elles ont choisi, pour fil d’Ariane, le dialogue entre la couleur et
le noir et blanc dans son œuvre, de 1948 à 1985. Ensuite parce qu’elle ne
rassemble pas moins de 130 œuvres (huiles, dessins, gouaches, sculptures,
céramiques) tout au long du parcours scénographié par Eric Morin. Pour la circonstance, des toiles majeures, telles l’Arlequin
ou Les amoureux au poteau, ont été prêtées par des collectionneurs
étrangers (comme la Tasei Corporation de Tokyo). En outre, près d’un quart des
œuvres montrées ici n’ont été que peu ou jamais exposées, comme cette série de
gouaches-collages qu’on peut voir dans la dernière salle.
Si la couleur et la peinture reprennent vite
leurs droits au fil de ces huit sections, les deux premières salles sont
l’occasion d’apprécier l’élégant travail d’illustrateur que fit Chagall dans de
nombreux livres – ici les contes du Décaméron
de Boccace. Ainsi son travail sur
les noirs et les gris, essentiellement au lavis, se répercutera sur des huiles
de cette période, comme La nuit verte (1952).Ses œuvres en
trois dimensions ne sont pas moins captivantes ; d’autant qu’il reprend
ses thèmes de prédilection dans ses sculptures en marbre et en bronze. Citons,
parmi les plus évocatrices, L’échelle de Jacob, La
bête fantastique ou Couple à l’oiseau. Et c’est avec un
même appétit de beauté qu’il remodèle et transcende vases, vasques et paravents pour en faire des
œuvres à part entière. Autant de raisons pour pousser la porte de l’hôtel de
Caumont et aller à la redécouverte de cet univers artistique, certainement l’un
des plus riches et des plus spirituels du XXeme siècle.
Jacques LUCCHESI
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