Retrouver l’émotion et les gestes des premiers
artistes de l’humanité a sans doute été l’une des gageures des grands créateurs
du XXeme siècle. On connaît, bien sûr, l’influence de l’art africain sur Braque
et Picasso; ou la fascination d’André Breton pour l’art traditionnel
amérindien. Un peu plus tard, la découverte des grottes de Lascaux et de
Chauvet devait relancer l’intérêt pour des expressions antérieures à toute
forme de théorisation.
Pour Jean Dubuffet (1901-1985), ce qu’on
appelle la culture artistique – c'est-à-dire des siècles de discours accumulés
sur l’art – lui apparût assez tôt comme un frein à la création personnelle.
Mais comment faire table rase de tout ce qui nous a été enseigné pour
exprimer cette part irréductible de nouveauté que porte en lui tout
existant ? Comment revenir à la
pure spontanéité et au pur bonheur de
créer ? Autant de questions qui déterminèrent son approche radicale des arts
plastiques tout en le poussant à multiplier les passerelles entre des
disciplines alors cloisonnées (philosophie, psychologie, ethnographie,
sociologie, littérature).
Cette curiosité inlassable
pour l’autre devait lui faire collecter bien des créations marginales ou
rejetées par les institutions culturelles de son temps – d’où son surnom de
« père de l’art brut ». Avec lui s’effondrent les distinctions d’art
majeur et d’art mineur. Mais cette quête ne doit pas occulter l’œuvre forte et
singulière qu’il commença à élaborer au lendemain de la Libération et qui
devait largement influencer de nouvelles générations d’artistes.
C’est ce que démontre, avec
plus de 300 œuvres, objets et documents, l’ambitieuse exposition que lui
consacre, en ce printemps 2019, le Mucem. Quant à son intitulé, c’est un clin
d’œil au livre d’Henri Michaux, Un barbare en Asie. L’inclassable
poète belge, grand voyageur s’il en fut, est d’ailleurs présent ici avec un
portrait assez étonnant que lui dédia amicalement Dubuffet.
Répartie sur quelques 1200
M2, l’exposition prend souvent l’allure d’un vaste cabinet de curiosités,
concrétisant ainsi le très riche théâtre intérieur de ce créateur hors-normes.
Si elle se décline en trois grandes sections thématiques, elle peut tout autant
être abordée par les œuvres majeures qui en sont les jalons. Parmi elles Le Défricheur,
grand collage composé de 28 acryliques semi-abstraites sur papier marouflé,
fait figure, juste à l’entrée, d’incontournable. C’est un peu un autoportrait
diffracté de Dubuffet qui le réalisa à l’âge de 75 ans.

Mais Dubuffet n’appliqua pas
qu’aux arts visuels son projet de décentrement et de déconstruction ; il
passa également au crible le langage, récusant jusqu’au sens des mots de la
tribu pour nommer les choses visibles, comme en témoigne ici le manuscrit d’Oriflammes,
sa dernière œuvre publiée de son vivant.
On soulignera, in fine, que
cette rétrospective foisonnante ne s’inscrit, pour une fois, dans aucun
anniversaire, aucune commémoration. Seule l’urgence la justifie ; urgence
de redécouvrir dans ses multiples dimensions l’un des créateurs les plus
ambitieux du XXeme siècle.
Jean Dubuffet, un barbare en Europe, au Mucem jusqu’au 2 septembre 2019.
Commissaires : Isabelle
Marquette et Baptiste Brun
Scénographie : Atelier
Maciej Fiszer
Jacques LUCCHESI
Commentaires
Enregistrer un commentaire